Projet scientifique quinquennal du GEO 2024-2028

Thématique de recherche fédératrice 2024-2028: "Traces et effacement"

La trajectoire scientifique du GÉO – UR1340 au cours du quinquennal passé a permis d’affermir un triple dialogue autour de la notion riche d’« isolement » : dialogue et croisements entre les aires linguistiques couvertes par le GÉO – UR1340 ; dialogue entre les disciplines, articulé aux différentes échelles de l’individu, du groupe et de l’œuvre, passées et présentes ; dialogue entre les approches aréales  et l’apport des réflexions d’ordre plus général ou universel formulées sur la question de l’isolement. Le nouveau projet du GÉO – UR1340 entend poursuivre dans la voie de ce triple dialogue, en souhaitant développer plus encore la dimension épistémologique de ce travail collectif, dans le contexte du bouleversement rapide des régimes de constitution et de transmission des savoirs, mais aussi du rapport à l’espace et au temps, induits par la révolution numérique. C’est ainsi qu’a progressivement émergé le nouveau projet fédérateur du GÉO – UR1340 sur le thème « Traces et effacements ». Celui-ci permet non seulement d’explorer sous un nouveau jour le potentiel comparatiste du rassemblement de spécialistes d’aires diverses au sein du GÉO – UR1340, mais aussi de renouveler le dialogue interdisciplinaire au sein de l’unité à partir de notions qui ont été fortement mais diversement travaillées en histoire, en sociologie et en anthropologie, tout autant qu’en littérature et linguistique : comment se joue ce rapport aux traces et à l’effacement dans les différentes sociétés, passées et présentes, de l’Europe centrale à la Chine et au Japon, en passant par le Maghreb, la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient ? Dans quelle mesure les interrogations sur les notions de « trace » et d’« effacement » peuvent-elles prolonger, renouveler et entrecroiser les approches déjà bien balisées des historiens sur les rapports entre histoire, mémoire et oubli, des anthropologues et sociologues sur le stigmate comme trace, des littéraires sur les textes palimpsestes ou l’intertextualité, etc. ?

  Au-delà de cette double démarche, qui permettra de poursuivre des formes de collaborations et d’échanges scientifiques déjà bien éprouvées (séminaire mensuel commun, colloque doctoral, séminaires et journées d’étude croisées interdisciplinaires et interaréales, publications sous divers formats), ce chantier collectif sur la thématique « Traces et effacements » sera l’occasion de revenir plus fondamentalement sur nos méthodes et nos pratiques de recherche. La « connaissance par traces » constitue depuis plus d’un siècle le socle épistémologique de l’histoire savante, selon la célèbre définition donnée par Langlois et Seignobos dans leur Introduction aux études historiques : « Les faits passés ne nous sont connus que par les traces qui en ont été conservées. Ces traces, que l’on appelle documents, l’historien les observe directement, il est vrai ; mais, après cela, il n’a plus rien à observer ; il procède désormais par voie de raisonnement, pour essayer de conclure, aussi correctement que possible, des traces aux faits. » (Langlois & Seignobos, 1898, rééd. 1992, p. 67). Des traces aux faits : cette construction épistémologique, élargie de l’histoire à l’ensemble des autres sciences humaines et sociales, a été maintes fois interrogée depuis cet âge du positivisme triomphant à partir de deux questions majeures. Qu’est-ce qu’une « trace » ? Est-elle une simple survivance du passé, un vestige « conservé » jusqu’à nous qui s’offrirait à la « lecture » immédiate de l’observateur attentif –– patrimoine qu’il s’agirait de préserver pour les générations futures –– ou bien n’est-ce pas l’observateur qui distingue, délimite, « invente » (au sens de « trouve » ou « déniche ») les traces qui constitueront le fondement de son opération de reconstruction savante ? Et comment passer de la « trace » au « fait » ? De quelle nature est le raisonnement qui en procède ? Ne relève-t-il pas plutôt d’un « paradigme indiciaire » (Ginzburg), débouchant sur des résultats toujours incomplets et imparfaits, sans cesse à remettre sur le métier, plutôt que d’une expérience de laboratoire reproductible à l’infini ?

   La révolution numérique invite à reposer ces questions à nouveau frai. Faisant émerger une « nouvelle économie de la trace, de la mémoire et de l’oubli » avec comme horizon l’avènement d’une « mémoire totale » (Kim 2012), l’âge du tout numérique, de l’impératif de « traçabilité » complète et de la « science ouverte » est source de bouleversements profonds qui conduisent à réinterroger collectivement notre rapport aux terrains, aux sources, aux données « élémentaires » de la recherche, mais aussi à leur traitement et leur diffusion. L’avènement d'un monde saturé et empli de traces numériques indélébiles pose en retour l’exigence d’un possible « droit à l’oubli » pour les individus, mais aussi la question de l’« effacement » comme dimension essentielle de l’opération épistémologique « des traces aux faits ».

   Ces interrogations successives nous permettent de définir ainsi les trois axes principaux de ce projet collectif : dans un premier temps interroger le statut des traces comme « vestiges » (axe 1), héritage préservé ou archive involontaire fondamentalement associés au passé, celui d’un moment, d’un fait de langue, d’une production textuelle ou d’une présence humaine, d’un événement, d’une époque, d’une culture, dont nous ne pouvons plus appréhender l’historicité fondamentale, mais que nous devons identifier pour en faire le point de départ de nos enquêtes. Mais par son incomplétude, la trace invite aussi à reconstruire ce qui a été, et constitue de ce fait le matériau de l’historien, du sociologue, de l’anthropologue, du spécialiste des sciences politiques, du linguiste ou du littéraire. La trace est un indice (axe 2), la motivation du processus interprétatif au cœur des sciences humaines et sociales. Qu’elle soit un marqueur de l’histoire des civilisations et des aires culturelles, de l’histoire événementielle, politique, sociale, intellectuelle, qu’elle prenne la forme d’un objet, d’une ruine, d’un écrit, d’une pratique culturelle, d’un bout de récit, d’un bout de tissu… la trace fonctionne par mouvements successifs de saturations et d’ouvertures à des potentialités signifiantes.

   Parce qu’elle porte en elle ce qui a été et les potentialités de ce qui en a été effacé, la trace est enfin intrinsèquement le fruit de processus, un signe d’effacement, faisant signe vers ce qui s’est fragmenté ou a disparu (axe 3).

 

 

Axe 1 : La trace comme vestige

 

   La trace est dans son acception courante un reste, un reliquat, un héritage, conservé volontairement ou non. Certaines traces acquièrent une visibilité particulière : elles deviennent alors « vestiges », voire des « reliques » au terme d’opérations volontaires de « redécouverte » ou d’« invention » de ce qui devient un « patrimoine » collectif. L’étude de ces mécanismes de patrimonialisation et de sacralisation des traces du passé constitue depuis des décennies un champ très actif des recherches en histoire et en anthropologie. L’intérêt pour la constitution d’archives et la muséification des objets historiques positionne ces travaux de recherche dans une dynamique plus vaste qui situe l’historiographie dans les enjeux présents des sociétés : s’approprier les traces et les effacements, les saturer des dynamiques mémorielles utiles au présent, permet les mobilisations collectives. En s’appuyant sur les acquis de ce domaine dynamique et bien balisé, il s’agira de décliner une double interrogation, interaréale et interdisciplinaire, à laquelle invite la configuration de l’unité.

   D’une part, on pourra s’interroger sur la façon dont, dans les différentes régions couvertes par le GÉO – UR1340, certaines traces du passé sont érigées au rang de « vestiges » ou de « reliques » parés d’une valeur singulière, changeante au fil du temps, mais imposant leur conservation et leur préservation. Peut-on observer des dynamiques de patrimonialisation en tout temps et tout lieu, de la Chine médiévale à la Russie post-soviétique ? Quelles sont les notions mobilisées pour désigner ces processus, ces « traces » et ces « vestiges » ? Peut-on observer des glissements sémantiques, des transferts particulièrement signifiants dans le vocabulaire utilisé pour les désigner ? Les variations autour des termes āthār et mīrāth par exemple, circulant entre les mondes arabe, persan et turc, médiévaux et modernes, pourront donner lieu à une enquête approfondie qui n’a jamais été véritablement menée. Désignant dès les premiers temps de l’Islam les « traditions héritées », et en particulier les paroles attribuées au Prophète (āthār al-nabī), le terme d’āthār en est venu à désigner au cours de la période médiévale les traces visibles de la sainteté sur terre, signes visibles désignant sous le voile des apparences la réalité d’une présence divine toujours agissante parmi les hommes. A partir du XIXe siècle, le terme connaît une forme de sécularisation en s’élargissant pour désigner le « patrimoine » à préserver et restaurer, à l’heure de la réinvention de l’islam comme « civilisation ». Ce processus peut se donner à lire sur la longue durée en s’intéressant à un ensemble de lieux, catalyseurs de traces multiples, comme La Mecque ou le site historique de la bataille de Badr, lieu de la première victoire remportée par le Prophète de l’Islam, qui furent chargés de sens différents et changeants au fil des âges (Eric VALLET, études arabes). 

   Dans un aphorisme célèbre de son Livre des passages, Walter Benjamin introduisait une distinction suggestive entre la « trace » (Spur) et l’« aura » : « La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. » (Benjamin 2006, p. 464), la trace renvoyant ainsi à une forme de modernité dans le rapport au passé, d’un passé approprié ou possédé, dominé par un présent qui convoque des vestiges choisis dans une forme de proximité factice (Jauss, 2012). Cette distinction permet d’esquisser une autre ligne d’enquête collective sur les formes que peut prendre ce rapport dialectique au passé, entre « invention » collective de la trace et persistance de l’« aura », en les confrontant au regard de différentes disciplines.

En sociologie et en anthropologie, la notion pourra être appréhendée au prisme de ce qui constitue l’élément central d’un groupe social donné dans un cadre spatio-temporel déterminé, à savoir sa « culture », entendue comme un système symbolique de représentations et de pratiques supposant un partage de (et une adhésion à des) coutumes, normes, croyances, etc. Car, en ce sens, le groupe social renvoie aussi à la notion de contrainte extérieure : le collectif (« le social » au sens large si l’on suit Émile Durkheim) prend l’ascendant sur l’individuel, allant bien au-delà d’une simple agrégation d’individus pour former un système à même d’imposer à ces derniers les manières d’être, d’agir et de penser qu’il a consacrées de son autorité. La trace entrevue comme une persistance d’une culture comme un fait ou un héritage social peut, en fonction du contexte, persister durablement en se renforçant. Elle peut également se transformer au gré des aléas de l’histoire, voire être récupérée, brouillée, subvertie, faisant l'objet d’une manipulation discursive construite pour contester un pouvoir ou, au contraire, le soutenir et le légitimer. Le projet politique des élites dirigeantes japonaises modernes conduisit ainsi à l’excavation et à l’utilisation de traces du passé sous la forme d’un héritage moral mobilisé pour construire un État-nation : des préceptes néo-confucéens, bien que propres à l’origine à un groupe social restreint à l’ère prémoderne (la classe des guerriers), furent empruntés et reformulés à des fins stratégiques pour forger une « fiction » visant à mobiliser l’ensemble des forces vives du pays autour d’un idéal national commun (Sandra SCHAAL, études japonaises).

   La trace-vestige est donc investie d’une fonction essentielle puisque, grâce à elle, l’esprit humain pourrait reconstruire un ensemble qui n’est plus. Par accumulation et recomposition des traces, en quelque sorte, une structure pourrait ainsi se dessiner. C’est tout l’enjeu des réflexions engagées par Gérard Genette autour de la notion d’architexte qui enrichit notre lecture d’une œuvre spécifique par sa mise en relation avec des œuvres antérieures par rapport auxquelles elle se positionne selon des modalités qui s’étendent de l’imitation amplificatrice au pastiche moqueur. Ce concept s’avère particulièrement fécond pour penser la généalogie des œuvres en prose et théâtrales de la Chine impériale qui s’articulent, à une exception près, autour d’un répertoire sur lequel l’imagination est invitée à se greffer (cf. Durand-Dastès). Plus près du texte, la notion de palimpseste forgée par Gérard Genette ou d’intertextualité promue par Julia Kristeva et bien d’autres depuis, sous-tendent également la recherche par le littéraire dans le texte qu’il étudie des traces d’autres textes, qui orientent le travail herméneutique. Le continuum textuel ainsi révélé par le chercheur est si important qu’il permettra de penser des logiques de composition de texte et de structurer l’espace littéraire comme l’a fait Stephen Owen à propos de la poésie chinoise ancienne. Au sein même du GÉO –UR1340, les études de Marie BIZAIS-LILLIG (études chinoises) sur les topoï et les cooccurrences fréquentes dans la poésie médiévale chinoise en sont un autre exemple. Les littératures modernes ne sont pas étrangères à ces interrogations, loin s’en faut. On pensera ainsi aux jeux intertextuels d'un Murakami Haruki, qui parsème ses textes de références explicites à des œuvres de la littérature contemporaine américaine pour mieux dissimuler des correspondances structurelles plus profondes avec de grands textes de la littérature moderne ou classique, voire des mythes japonais, ou de discrètes allusions critiques aux œuvres d'écrivains qui ne partagent pas sa conception de la littérature, tels Ôé Kenzaburô, qui lui-même fait un usage intensif des textes littéraires antérieurs du canon, ainsi que des contes et légendes de sa région natale. Dans les deux cas, ces jeux intertextuels permettent aux écrivains de se positionner dans l'histoire de la littérature de leur pays en intégrant à leur œuvre une grille de lecture interprétative et critique fondée sur les traces d'hypotextes continuellement réinvestis – qu'ils soient revalorisés ou rejetés par de telles stratégies (Antonin BECHLER, études japonaises). On pensera aussi à la réception critique de Tolstoï et Dostoïevski que Victoire FEUILLEBOIS (études slaves) analyse comme le laboratoire de la formation du canon russe, de même que le support de dynamiques transnationales qui régissent l’interaction entre Orient et Occident.

   Dans le cadre de son travail sur la présence et la résilience de référents religieux dans la littérature intellectuelle « profane » de la période turque républicaine (1923-1960), Dilek SARMIS (études turques, en collaboration avec l’Université de Fribourg-en-Brisgau, consortium EUCOR) poursuivra ses investigations sur un corpus formé de romans, de littérature scientifique et philosophique, de journaux et revues culturelles, marqué par une intertextualité transgénérique et des circulations conceptuelles qui requièrent un travail de fouille textuelle pour identifier la présence de concepts et paradigmes religieux. La mise en exergue de ces signifiants, « traces » de filiations intellectuelles et conceptuelles encore largement ignorées, permettent de resituer la rupture historique de la révolution kémaliste (1924-1938) dans une historicité différente. Fait peu mis en valeur par l’histoire politique et intellectuelle de la Turquie du XXe siècle, nombre d’intellectuels et d’écrivains embrasseront une approche critique souterraine, témoignant de l’asphyxie du modèle révolutionnaire turc et des luttes intérieures pour l’assouplir. L’histoire textuelle fondée sur des traces (mots, concepts, arborescences terminologiques) permettra ainsi de lire les transitions de la Turquie contemporaine au-delà des paradigmes classiques de rupture avec le religieux et son autre, le « retour du religieux », couramment exploité pour lire les développements récents de l’histoire turque.

   Dans le cadre de ses recherches sur les littératures juives en langue française, Michèle TAUBER (études hébraïques et juives, en collaboration avec l’Université hébraïque de Jérusalem, Département des Romance Studies) étudie le rôle de la langue française comme refuge pour le yiddish exilé dans les œuvres de Jean-Claude Grumberg, Robert Bober, Henru Raczymow, Cyrille Fleischmann : il s’agit de déceler les traces d’une langue qui ayant perdu ses locuteurs, s’immisce dans le théâtre, le roman et la nouvelle par le truchement d’une autre langue. De la même façon, M. TAUBER travaille sur les traces du yiddish à l’intérieur de l’hébreu contemporain (Aharon Appelfed, Hanokh Levin).

   Quant au linguiste, il pourra contribuer à cette enquête sur les traces-vestiges en cherchant à identifier dans l’état actuel de telle ou telle langue la trace de périodes plus anciennes (archaïsmes, graphies historiques, grammaticalisations (Lehmann ; Hopper et Traugott)). Dans ce sens, l’évolution du système casuel et de la graphie en grec moderne sera questionnée (Irini TSAMADOU-JACOBERGER, études néo-helléniques). Il cherchera aussi à caractériser les processus d’effacement dans l’état de langue contemporain, sous l’impulsion notamment de réformes puristes ou de projets de standardisation. À titre d’exemple, dans l’histoire du grec moderne, il est intéressant de suivre le processus de standardisation à travers des néologismes construits sur la base de racines grecques, proposés au XIXe siècle et non retenus par la suite. Pour cela, une étude des textes de la littérature mineure ou des traductions est à effectuer. Cette étude permettra aussi de repérer des traces d’autres langues dans le grec, disparus depuis sous l’effet du projet puriste (Maria ZERVA et Irini TSAMADOU-JACOBERGER, études néo-helléniques). Si les traces et leur effacement sont significatifs dans l’histoire des langues, la question des archaïsmes l’est tout autant. Dans le cas du grec moderne, on s’intéressera au plan purement linguistique, mais aussi aux témoignages qu’apportent les échanges entre locuteurs ordinaires, à côté des spécialistes, linguistes, grammairiens ou simplement enseignants des écoles et du secondaire. L’étude des discours métalinguistiques et épilinguistiques sur les archaïsmes est en ce sens très intéressante (Maria ZERVA et Irini TSAMADOU-JACOBERGER, études néo-helléniques). Dans une perspective plus ouverte, le chercheur s’interrogera sur les empreintes qu’une langue laisse dans une autre, voisine ou non (emprunts et calques (Heine & Kuteva ; Haspelmath), qu’ils soient d’ordre phonologique, morphologique, syntaxique ou lexical). L'évolution du marquage différentiel de l'objet en persan sous l'influence des langues turques en est une illustration (Agnès LENEPVEU-HOTZ, études persanes). Cela rend pertinentes des études transversales entre les langues représentées par le GÉO – UR1340 : arabe / persan / turc ; chinois / japonais ; judéo-langues (judéo-arabe, judéo-persan), mais également les contacts du grec avec le turc et les langues balkaniques au long de son histoire moderne. L’étude des étymologies et des racines permettra d’établir d’autres ponts, entre les langues sémitiques (arabe et hébreu) ou entre les langues indo-européennes (grec moderne, persan, sanskrit), comme cherche à le faire Boris OGUIBÉNINE (études sanskrites). Ainsi, l’étude de la variation et de ses traces à un moment de l’histoire d’une langue peut nous renseigner sur le contact des langues, sur la constitution des langues standards modernes et sur les positionnements entre autres idéologiques des acteurs de ces processus (Maria ZERVA et Irini TSAMADOU-JACOBERGER, études néo-helléniques).

 

 

Axe 2 : La trace comme indice

 

   La trace ne se résume pas ainsi au vestige, au reliquat, à ce qui a subsisté à l’usure du temps et de l’oubli, et qui s’offrirait au regard naïf comme un morceau de passé échoué dans notre présent. Elle est le produit de dynamiques sociales et historiques, d’activités productrices de sens, qui ne font émerger des traces qu’en les recomposant. La trace qui fait signe vers une réalité inatteignable, à jamais perdue, devient alors un opérateur de recherche de sens, et constitue le cœur de la notion d’interprétation ; son incomplétude est la condition du processus interprétatif et du désir du chercheur, qui construit des réseaux de sens différentiels à partir de l’articulation entre plusieurs traces, à partir des modes de pensée de son époque. La nature dé-saturée de la trace devenue simple indice rappelle les risques de surinvestissement dont elle pourrait être l’objet. Umberto Eco s’interrogeait d’ailleurs sur les dangers de la surinterprétation, dont Franc Schuerewegen, lui, prend le parti : la trace est source d’inspiration, elle permet de relier des faits de langue, des événements, des textes, des structures, de les penser donc.

   Les travaux des chercheurs du GÉO – UR1340 contribuent à développer ce potentiel heuristique de la trace, de même que ses limites : les travaux de Victoire FEUILLEBOIS (études slaves) reviennent par exemple sur les reprises des intrigues tolstoïennes dans des milieux atypiques comme le roman sentimental (chick lit et young adult) nord-américain, pour souligner qu’au-delà du caractère imparfait de ses réminiscences littéraires, témoignant d’une lecture lointaine et médiée par le cinéma et les séries, il y a bien une volonté de convoquer un patrimoine commun à la sphère littéraire, actif pour des publics divers.

   En ce sens, la tension entre trace, effacement et fouille dévoilante semble au cœur de la cartographie radicale qui cherche avant toute chose à rendre visible ce qui ne l’est pas, ou peu, ou ce qui est maintenu invisible. Cette cartographie vise à dénoncer la fabrique capitaliste de l’espace urbain, l’approche univoque de l’espace à la seule aune de sa capacité de produire de la valeur marchande et l’incarnation dans l’espace de toutes formes de domination. Elle est généralement le fruit d’un travail collectif réunissant géographes mais aussi urbanistes, artistes et activistes. Dans cette dynamique se glissent donc souvent des travaux visant à donner à voir des savoirs, des pratiques et des dynamiques collectives masquées dans l’espace public car incompatibles ou allant à l’encontre de l’économie de marché. On trouvera par exemple une cartographie des lieux sacrés et des savoirs empiriques (notamment sur les plantes) des territoires de certaines tribus en Amazonie voués à la déforestation ou encore une cartographie des compétences individuelles et des entreprises collectives (associations, commerces, bénévolat, etc.) existant au sein d’un bidonville à Bombay pour montrer les ressources humaines riches et précieuses, tenues invisibles par les pouvoirs publics entretenant, pour ces bidonvilles, l’idée d’espaces désincarnés, sans tissu social, sans dynamiques, sans savoirs. Dans cette cartographie se joue l’idée de laisser une trace, ou de créer une trace qu’explorera Thomas BOUTONNET (études chinoises).

   La trace se fait elle-même topos, omniprésente dans la mémoire juive, à commencer par la trace-objet-symbole (pain non levé pour cause de sortie d’Égypte d’un peuple en route vers la liberté) qui se décline sous de multiples formes tout au long de la diaspora bimillénaire (le shmattès, soit le chiffon, tissu, déjà présent dans la Genèse avec la tunique de Joseph), et se poursuit jusque dans l’Israël contemporain avec les langues juives absentes-présentes – le judéo-arabe, le yiddish, par exemple. Tant la littérature que les arts plastiques et le cinéma sont alors convoqués (Michèle TAUBER, études juives).

  La trace de ce qui a disparu comme mémoire vive : c’est le topos de l’écrivaine israélienne de langue polonaise, Ida FInk, dont l’un des recueils de nouvelles s’intitule Traces : l’autrice y relate la Shoah par balles à laquelle elle a assisté en évoquant par son écriture uniquement des images des traces laissées par les disparus, une écriture de l’absence par trop éloquente. Ce “manque qui donne à voir” comme l’écrit Robert Bober dans Quoi de neuf sur la guerre?, à propos des trous béants laissés par des tombes juives dévastées. (M. TAUBER)

   L’histoire, en tant que discours qui consiste, dans une acception fonctionnelle, à reconstituer le fait historique dans son déroulement, et en donnant la place la plus juste possible aux paramètres et aux facteurs qui y ont abouti, est inscrite dans la subjectivité du temps présent. Pour Jules Michelet, l’histoire, « résurrection de la vie intégrale », ne visait pas à la résurrection du passé, mais sur un mode presque messianique, à la possibilité de son action sur le présent, mettant en relation les morts et les vivants. Ainsi, la trace n’y est-elle pas un vestige, mais un signifiant immédiat ; ce n’est pas du passé tronqué, mais un vecteur de sens présent.

   Or cette fonction assignée à la trace n’est pas propre à la position de l’historien qui s’attache à reconstituer du réel, c’est souvent aussi la position des acteurs faisant l’objet d’études historiques – des acteurs qui s’appuient sur les traces d’un passé effacé pour construire un présent auquel seule la continuité peut donner sens et légitimation. La reconstruction religieuse qui suivit la fin de la Révolution culturelle en République populaire de Chine (1966-1976) illustre bien ce propos. C’est en s’appuyant sur les traces laissées par l’essor du bouddhisme avant la période maoïste que les bouddhistes se sont efforcés de rétablir le patrimoine matériel et immatériel de leur tradition tout en l’adaptant aux nouvelles conditions socio-politiques de l’ère post-maoïste. Car si la restauration d’anciennes pratiques et idéaux bouddhistes a souvent légitimé leur transformation, seule l’autorité de la tradition pouvait justifier les réformes et l’adaptation : ainsi, les traces visibles et invisibles d’un patrimoine à demi effacé, mais légué par la transmission des savoirs religieux, représentent-elles un vecteur à la fois de sens présent et de réinvention créative (voir l’étude de la reconstruction d’un grand monastère bouddhique féminin en République Populaire de Chine menée par Daniela CAMPO, études chinoises).

   Le réel que l’historien se propose de reconstituer comporte donc une part importante de représentations, celles qui permettent de resituer la « trace » dans son historicité, dans sa fonctionnalité, et dans celles de l’époque de l’historien lui-même. Ainsi, l’édition de textes relevant des aires du GÉO – UR1340 constitue un domaine de réflexion et de recherche original et propre au GÉO – UR1340 sur le site strasbourGÉOis. Dans cette perspective, Nader NASIRI-MOGHADDAM (études persanes) a déjà réalisé la publication de deux ouvrages subventionnés par le GÉO – UR1340 (voir les titres de ces publications dans les annexes). Son troisième projet dans le cadre du présent thème fédérateur porte sur les dépêches diplomatiques de l’agent consulaire de France à Chiraz (chef-lieu du Fârs dans le sud de l’Iran) durant la période de la Révolution constitutionnelle (1905-1911). Il s’agit d’une période charnière dans l’histoire de l’Iran contemporain et la publication de ces dépêches inédites montrera davantage l’importance des Archives diplomatiques françaises pour l’histoire de l’Iran.

   De la même manière, la réflexion sur la trace et l’effacement s’est nourrie de longue date de l’apport de l’ethnologie et de l’anthropologie, qui par leur interaction permanente entre l’exploration de la mémoire du temps présent (G. Althabe, D. Fabre et G. Lenclud), l’étude des traditions réinventées (E. Hobsbawm et T. Ranger) et des communautés imaginées  (B. Anderson) accorde une place essentielle à l’étude des divers processus d’appropriation individuelles et collectives en œuvre autour de ces éléments clefs des sciences humaines et sociales. Philippe ROCHARD (études persanes) a abordé ces questions dans ses travaux consacrés à l’étude des pratiques corporelles traditionnelles iraniennes (cf. annexes) et développe, dans des travaux sous presse, la portée heuristique de ces notions dans une étude comparative des pratiques corporelles indiennes et iraniennes.

   Selon François Hartog, le rapport des sociétés et des aires culturelles à l’écriture de l’histoire est la marque de différents régimes d’historicité. Le « présentisme » constitue un régime d’historicité propre à nos sociétés et à nos épistémologies contemporaines, consistant à exploiter la trace comme un marqueur, non du passé, mais de la possibilité d’inscrire ce passé dans le présent. Le présentisme des sociétés occidentales contemporaines implique qu’à l’histoire s’articule la mémoire, comme discours vivant connectant le passé à l’avenir selon les conditions épistémiques propres au moment-même de l’énonciation historienne. Ces questions s’avèrent extrêmement fécondes pour l’étude de la société soviétique et post-soviétique, tant le récit historique y fait l’objet de multiples réappropriations, instrumentalisations et réécritures. Parmi de nombreux sujets qui méritent d’être abordés et qui, pour certains, font déjà l’objet d’une importante littérature, Emilia KOUSTOVA (études slaves) fait le choix de s’intéresser en premier lieu à l‘écriture contemporaine de ce que le discours officiel appelle « l’histoire millénaire et ininterrompue de la Grande Russie ».

   Trace comme vestige historique, opérateur de scientificité, objet sacralisé, et embrayeur interprétatif… la trace est tout cela à la fois. Elle permet de lire les tournants paradigmatiques de l’histoire (école des Annales, histoire globale, linguistic turn, histoire à parts égales) en fonction de la nature du discours historien et des formes de scientificité auxquelles il prétend, au choix et à l’interprétation de ses objets et de ses articulations, et à la prise en compte de l’historien en société.

   Michel de Certeau a lui aussi pensé le processus historiographique comme un trait d'union entre discours du passé et du présent. Néanmoins, il y apporte une dimension critique : les dynamiques du quotidien et des pratiques sont difficilement saisissables dans leur complexité et leur immédiateté par les narrations structurées de l’historien. Phénoménologiquement, l’écriture historienne est donc une production du temps présent, à partir d’un passé reconstitué, sur le présent lui-même. Cela n’implique pas qu’il ne nous dise rien du passé, c’est plutôt que ce qu’il en dit nous dit quelque chose du présent. La « trace » est, pour de Certeau, un opérateur d’interprétations ouvertes. Condition de la non-saturation du sens de l’histoire, la trace répond aussi à la notion de « manque » lacanien, condition de possibilité de la vie individuelle comme collective, des pratiques, de « l’invention du quotidien ». Si l’on pense la trace comme la résultante de cette invention, alors elle devient un outil créatif, et non un signe vers un manque à combler par un discours logique saturé, celui des chaînes causales événementielles qui simplifient l’histoire des hommes sous une illusion de véracité. Tout « objet » historien est donc invité à retrouver son caractère de « trace », puisque derrière l’apparente autonomie de forme que lui donne la distance du temps passé, il convient de penser en termes de « braconnages », selon l’expression de de Certeau, les processus qui l’ont créé. Psychohistoire et tournant linguistique font quant à eux de la trace un élément circulant qui met en relation des phénomènes avec des facteurs non immédiatement visibles, à la dimension causale peu évidente. « Traces » psychologiques dans un cas, linguistiques et conceptuelles dans l’autre, elles ouvrent à une histoire respectivement sensible aux représentations, aux émotions et aux symbolismes collectifs, ainsi qu’à l’histoire textuelle et à la sémantique historique.

   Les disciplines de la linguistique de l’énonciation et de la sociolinguistique jouent un rôle essentiel dans l’étude de tels phénomènes. La question de la trace y est, pour la première fois, abordée dans une perspective synchronique, tandis que la sociolinguistique étudie le phénomène langagier ancré dans son contexte. Il s’agit d’étudier les traces du sujet d’énonciation (le locuteur) dans l’énoncé (Benveniste ; Culioli). Cela touche à la deixis, à la détermination nominale, à l’anaphore et aux expressions déictiques, mais également aux traces de la subjectivité dans l’énoncé (lexique de la subjectivité avec ce qui relève de l’évaluatif et de l’affectif, modes / modalité / modalisation, sélectivité et hiérarchisation) en grec moderne. Les cas du japonais et du grec moderne sont éclairants : l’historicité de la variation y est observable (dialecte, topolecte, sociolecte, subjectivité de genre ou relationnelle), et les traces et l’effacement y sont suscités notamment par la transmission éducative, les médias et les réseaux (Irini TSAMADOU-JACOBERGER, études néo-helléniques). Dans le cadre d’une approche sociolinguistique diachronique (Nozomi TAKAHASHI, études japonaises), il s’agit plutôt de traiter les traces des appartenances (multiples et labiles, non figées) sociales, ethniques, nationales, genrées et autres telles qu’elles transparaissent dans le discours du locuteur ou dans ses choix des codes linguistiques (code-switching, translanguaging, loyauté linguistique), en étudiant les variations dans l’usage de la langue et la construction discursive à l’échelle microsociale comme à l’échelle macrosociale. Cette dernière prend pleinement en compte la question des migrations et de l’enseignement, des idéologies linguistiques, des hiérarchisations des langues, de la construction de leurs représentations, du positionnement des locuteurs dans ces contextes et de l’ancrage de ces derniers et des communautés dans la profondeur historique dont le discours constitue, entre autres, une trace (voir histoire orale et entrelacement entre mémoire et discours, mais aussi la polyphonie et le dialogisme bakhtiniens (Maria ZERVA et Irini TSAMADOU-JACOBERGER, études néo-helléniques, Nozomi TAKAHASHI, études japonaises)).

   La littérature s’empare de ces questions au travers d’études stylistiques, aujourd’hui appuyées par la stylométrie. Les éditions et fouilles numériques permettent d’embrasser ces larges corpus pour reconstruire l’héritage et les transferts à travers les écoles, les périodes et les régions. Elles contribuent à la préservation des traces contre les risques de l’effacement voire de la disparition. Ainsi, au Japon, par exemple, les textes des œuvres classiques (9e-11e s.) ont été figés par des manuscrits du XIIIe siècle faisant autorité, mais nombre d’études récentes s’intéressent à des manuscrits moins connus, parfois plus anciens, parfois relevant de lignées textuelles mineures. Ces manuscrits, qui sont des traces de l’état ancien des textes ou du travail des lecteurs / copistes, permettent le renouvellement de l’interprétation.

   L’étude philologique révèle également ces traces, conservées mais peu prises en compte. Ainsi en va-t-il des gloses, commentaires et livres de savoir toutes périodes confondues, qui ne se sont pas vu accorder le statut d’œuvres littéraires et qui pourtant en sont les compagnons essentiels. Les travaux en cours de Marie BIZAIS-LILLIG (études chinoises) dans le cadre du projet CHI-KNOW-PO visent tout particulièrement à révéler l’influence de ces textes transmis quoique marginalisés par le canon. Évelyne LESIGNE-AUDOLY (études japonaises) associe l’attention portée aux commentaires anciens à la recherche d’une meilleure compréhension d’œuvres du Japon classique, que ce soit pour nourrir des travaux de recherche, de vulgarisation ou encore de traduction.

 

 

Axe 3 : De la trace à l’effacement, et retour

 

   La constitution d’un canon, la transmission d’une mémoire, l’héritage autour duquel se fédère une communauté, l’affirmation d’une langue standardisée, autant de sujets qui peuvent également être abordés à travers la tension entre trace et effacement. Dans la transmission littéraire, de nombreux travaux soulignent les logiques à l’œuvre dans des processus de sélection d’un canon et d’un effacement volontaire (Zékian). Qui dit promotion de certaines œuvres, et conservation (ou accentuation) de leur trace dans nos espaces mentaux et culturels, dit aussi effacement d’œuvres relayées en arrière-plan quand elles ne sont pas effacées. À travers l’étude de la comparaison entre Tolstoï et Dostoïevski, les travaux de Victoire FEUILLEBOIS (études slaves) se focalisent ainsi sur la constitution du canon russe autour de « l’aigle à deux têtes » composé par les deux géants, en montrant que, loin d’être une évidence commandée par la valeur littéraire des deux œuvres, ce canon est le résultat d’un processus de construction à valeur symbolique, soumis à une histoire et à un développement géographique particuliers.

   Pourtant, il arrive parfois que l’histoire, et en particulier les découvertes archéologiques, ou les archives familiales, permettent de faire ressurgir des traces qui nous aident à comprendre des pans de la production littéraire d’une époque, d’un espace où d’un groupe social, comme l’a montré Rania Huntington en se concentrant sur les textes composés par les membres d’un clan, révélant ainsi l’importance des recueils poétiques dont les auteurs sont autant les hommes que les femmes du clan.

   Et s’il arrive que la trace s’estompe, s’efface peu à peu, et qu’elle s’efface souvent au profit d’une nouvelle, elle disparaît parfois aussi sous l’effet d’une volonté arbitraire d’effacement voire d’anéantissement d’ordre culturel, identitaire, ethnique (assimilation, intégration forcée, massacre, génocide, etc.). Ceci pose la question du construit social qu’est le stigmate – pris ici non au sens étriqué de signe ou de marque nécessairement apparents et visibles, mais plus largement comme une différence non désirée qu’Erving Goffmann décline en trois typologies : les difformités physiques, les tares de caractère (l’homosexualité, le chômage, etc.) et les caractéristiques tribales (la race, la nationalité ou la religion) (Goffmann). Généralement nourri de peurs et de préjugés, le stigmate appelle là encore à une distinction entre « identité personnelle (ou individuelle) » et « identité sociale ». Goffmann nous rappelle à ce titre que « la société établit des procédés servant à répartir en catégories les personnes et les contingents d’attributs qu’elle estime ordinaires et naturels chez les membres de chacune de ces catégories » (Ibid., p.11). En fixant les normes désirables, elle désigne les différences distinctives et à l’origine de discrédit – le stigmate – et peut amener à leur rejet voire à leur effacement par l’élaboration d’un discours qui légitime à la fois le stigmate et la condition subalterne de son porteur. Toutefois, Stephen Ainley et al. nous rendent attentifs au fait que le stigmate est par nature ambigu car il est éminemment situé : il peut varier et entraîner des conséquences différentes d’une culture à l’autre, d’une temporalité à une autre.

   Le stigmate peut induire des réactions diverses de la part du groupe social qui fixe les normes du désirable/indésirable : le rejet, l’adaptation, quelquefois l’intégration. Parfois, le stigmate subit un effacement tel qu’il se dérobe et disparaît, du moins en apparence : le tabou, l’interdit social empêche sa révélation et sa manifestation publiques. Le sociologue – ou l’historien – parti à sa quête doit alors savoir lire entre les lignes pour mieux comprendre les enjeux derrière l’effacement de la trace stigmatisante. On peut citer ici l’exemple de l’absence de toute association de la modan gâru (garçonne japonaise) à la tribade pour la vilipender plus encore qu’elle ne le fut, à l’instar des adversaires français de l’émancipation féminine qui utilisèrent le discours homophobe pour condamner une « garçonne-nécessairement-lesbienne », alors même que le Japon découvrait le lesbianisme et où nombre d’intellectuels s’en émouvaient (Sandra SCHAAL, études japonaises). La réponse au stigmate varie également chez ceux qui en sont les victimes : celle-ci peut aller de l’assomption plus ou moins entière – l’assomption étant même susceptible, le cas échéant, de se muer en revendication –, à sa négation, en passant par une attitude d’évitement de s’exposer au risque de stigmatisation ou encore d’occultation et de camouflage du stigmate – il en sera ainsi par exemple de l’homosexuel choisissant le mariage hétérosexuel, ou encore de l’individu racisé, à l’instar du héros du roman de Philip Roth, The Human Stain, un professeur d’université accusé de racisme anti-noir qui préférera démissionner de ses fonction plutôt que de livrer le secret de ses origines afro-américaines.

   L’histoire des déportations staliniennes fournit un autre terrain privilégié pour observer la production et le fonctionnement de stigmates, puis de la persistance ou de l’effacement de leurs traces (Emilia KOUSTOVA, études slaves). Les « colons spéciaux », déplacés de force durant les années 1930-1940, portent plusieurs « couches » superposées de stigmates de nature variée : politique, policière, administrative, sociale, culturelle. Si la plupart des mesures discriminatoires qui les visent sont levées dans la seconde moitié des années 1950, les marques de la répression ne seront jamais effacées jusqu’à la fin du régime soviétique, voire au-delà. Avec le maintien du cadre de pensée stalinien (la figure de « koulak », etc.), elles sont présentes tout au long de la vie d’anciens déportés, prenant notamment la forme d’une stigmatisation non-officielle, implicite, dont les échos traversent leurs récits et dont il est également possible de discerner des empreintes dans les archives soviétiques, lieu par excellence de mémoire et d’oubli, de révélation et d’occultation, où les effacements et les vides se muent en traces et indices. Marques indélébiles laissées sur les trajectoires et les mémoires individuelles, ces répressions laissent également des empreintes matérielles et immatérielles, à la fois durables et fragiles, sur les lieux d’exil en Russie et ailleurs, à travers les vestiges de baraquements, les cimetières aux tombes déplacées, les musées scolaires aux récits lacunaires ou les témoignages d’anciens voisins (Bérard et Jurgenson, Gessat-Anstett, Gessen). Dans un contexte autoritaire, voire totalitaire, la question de la mise en conformité des comportements et des pensées des individus est au cœur du projet politique. Cette homogénéisation des êtres implique l’effacement de certaines pratiques jugées non-conformes, et la conformation de l’individu à un modèle, souvent inspiré des couches sociales supérieures et favorable à l’ordre établi (processus de civilisation). De la même manière, le contrôle de l’expression publique et de la sphère publique par l’État suppose la mise en place de mécanismes de prévention (contrôle policier, surveillance) tout comme des mécanismes de règlement de la dissidence/divergence (censure, arbitraire policier, etc.). Et nombreuses sont les situations en Chine où des individus (libraires, intellectuels, avocats), des expressions ou manifestations ont été effacées de l’espace public ou de la mise en mots de l’espace public (censure ou invisibilisation dans la presse) en raison leur non-conformité avec le projet national. Quelles traces laissent ces contenus effacés ou censurés ? D’ailleurs, si la censure est clairement une forme d’effacement, que dire de l’autocensure (auto-effacement) ? Par ailleurs, lorsque l’écriture et la narration de l’histoire procèdent d’intentions politiques et permettent tout autant de donner à voir un présent fantasmé que d’ancrer celui-ci dans une continuité historique imaginée et décrétée a posteriori, l’effacement est au cœur de ce procédé de réécriture. Dans le cas de la Chine, les exemples sont pléthores, celui du mouvement de Tian’anmen en est certainement le plus flagrant. Se pose alors la question de la trace comme résistance à cet effacement, ainsi que celle de la préservation de cette trace, c’est-à-dire de l’incarnation et de la transmission de la mémoire de l’évènement effacé, sachant que le temps participe également à l’effacement de la mémoire. Pour Tianan’men, la mémoire était notamment entretenue par des rituels (commémorations annuelles à Hong Kong) et incarnée par des individus, mais les rituels sont de plus en plus contraints par l’État policier, les et les individus, avec le temps, tendent à disparaitre. La mise en conformité des pratiques et les mécanismes d’effacement de l’espace public sont ainsi au cœur des travaux de Thomas BOUTONNET (études chinoises) sur les processus de civilisation en Chine contemporaine.

   Dans le domaine linguistique, on s’attachera à décrire et à comprendre l’effacement des différentes catégories grammaticales dans les langues représentées au GÉO – UR1340. Ce phénomène d’effacement total peut profondément transformer le système nominal (système casuel, genres, nombres). Le système verbal peut également voir disparaître certaines de ces catégories (personne, temps, diathèse, aspect, modalité). Ces disparitions sont le fruit d’opérations sous-jacentes et permettent en creux d’appréhender les processus d’évolution à l’œuvre dans les langues. Deux études d'Agnès LENEPVEU-HOTZ (études persanes) illustreront ces effacements morphologiques et syntaxiques : la labilité du subjonctif dans la plupart des langues iraniennes et, pour le système nominal, l’effacement de la postposition comme marque d’objet indirect en persan.

   Les phénomènes de standardisation qui se réalisent aux dépens des variétés dialectales, la disparition des langues minoritaires, ainsi que les dangers qui pèsent sur les langues de certaines minorités pourront également être étudiés. Plusieurs pays de l’aire géographique que couvrent les recherches du GÉO – UR1340 sont particulièrement concernés par ces questions, dont les enjeux dépassent le cadre strict de la linguistique. Les contacts entre les langues de migration en Grèce et la langue standard ainsi que des idiomes régionaux feront l’objet d’étude d’un point de vue linguistique et sociolinguistique à travers notamment des corpus oraux et des textes littéraires.

   L’écriture historienne enfin, en empruntant un regard « à parts égales » entre acteurs différents et éloignés d’une même période, peut être amenée à relativiser l’« événement », qui s’il est central pour les uns, peut être un non-événement pour d’autres groupes d’hommes. À cet égard, pour peu que l’on prenne la peine de « braconner » les « traces » de l’histoire, il sera possible d’appréhender la complexité d’événements et de points de vue différents. La thématique transversale « traces et effacement » éclairera la variété et l’interdisciplinarité des aires culturelles représentées au GÉO – UR1340, et la sensibilité de ses chercheurs à des objets de recherche nouveaux et d’échelles temporelles, géographiques et humaines différentes.

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