Thématique de recherche fédératrice 2018-2022 : « L’isolement »
La définition du programme de recherche pour le quinquennal 2018-2022 a débuté par une phase de réflexion collective des membres du GEO. S’est imposée l’idée d’articuler le programme de recherche autour d’une thématique innovante et fédératrice, c’est à dire capable à la fois d’ouvrir un champ de recherche encore peu exploré, de transcender les études aréales et de faire dialoguer les différentes disciplines présentes au GEO.
La thématique de l’isolement a remporté l’adhésion de la majorité des enseignants-chercheurs du GEO. En croisant les projets de recherche en cours et à venir des membres de l’EA 1340 avec les cinq propositions de thématique ayant émergé lors des discussions (le jeu, l’isolement, la violence, le patrimoine, la mort), il s’est avéré que la thématique de l’isolement était la plus à même de rassembler notre équipe. C’est une thématique que l’on peut déjà retrouver de manière plus ou moins prégnante dans la grande majorité des travaux des enseignants-chercheurs de l’équipe d’accueil, spécialisés dans les aires culturelles arabe, hébraïque, persane, turque, japonaise, chinoise, slave et néo-hellénique. En outre, elle satisfaisait les critères d’originalité (c’est une thématique peu traitée) et d’interdisciplinarité (études littéraires, linguistiques, sociologiques et historiques) que l’équipe s’était fixés.
Il a fallu ensuite déterminer les angles d’approche par le biais desquels l’équipe allait pouvoir traiter cette thématique. Un recensement et une étude des différents projets de recherche ont permis, dans un premier temps, de dégager une typologie linéaire qui semblait presque une évidence (causes de l’isolement, formes de l’isolement, conséquences de l’isolement) mais dont les limites apparurent rapidement. Cette catégorisation, à la fois trop rigide (car à prétention exhaustive) et trop poreuse (par exemple, la forme de l’isolement d’une communauté peut parfois également être la cause de son isolement), s’est avérée, aux yeux de tous, un cadre de travail inexploitable. L’autre typologie vers laquelle la réflexion s’est alors orientée, une catégorisation par attribut (isolement choisi/forcé/subi, isolement individuel/communautaire, isolement comme norme ou comme déviance, isolement comme rapport de force, etc.), s’est également avérée inopérante, tant les catégories ainsi définies étaient mal circonscrites et les situations de superposition nombreuses.
L’impératif de déterminer une organisation de travail et des thèmes de recherche clairs susceptibles de réunir les différentes spécialisations présentes au GEO n’a pu être satisfait par cette première démarche et il a paru nécessaire de sortir d’une approche catégorielle pour envisager un autre mode de fonctionnement. C’est ainsi qu’orienter la réflexion vers des éclairages centrés sur l’objet de l’isolement (isolement de l’individu, isolement d’un groupe, isolement d’une forme ou d’un genre), a permis non seulement à l’ensemble des disciplines et des aires culturelles présentes au GEO de s’exprimer, mais a créé également les conditions favorables à un dialogue scientifique entre les chercheurs par-delà leurs spécialisations, puisque tous les membres de l’équipe sont susceptibles de pouvoir inscrire leurs recherches respectives dans l’un (ou plusieurs) de ces thèmes.
Ces éclairages ne donneront pas lieu à la formation de sous-groupes de recherche, mais constitueront plutôt des axes auxquels s’associeront les membres du GEO en fonction de leurs recherches du moment. Un chercheur ne sera pas associé à un axe pour toute la durée du quinquennal, mais contribuera à nourrir la réflexion de tel ou tel axe au fur et à mesure de ses recherches.
THÈME I : ISOLEMENT DES INDIVIDUS
- Responsables: Rodolphe Baudin, Antonin Bechler, Sandra Schaal.
Éminemment protéiforme, l’isolement relève de causes et de stratégies diverses, aussi bien volontaires que forcées selon les cas. Un cas extrême est l’isolement individuel, conduisant à un état de solitude ; celle-ci peut être vécue comme un état insupportable dont l’individu cherche à sortir à tout prix, ou se révéler facteur de créativité (artistique notamment).
Imposé ou choisi, il articule nécessairement des configurations de rapports (ou leur déficience) liant des individus entre eux, ou des individus et un groupe social (société, Etat, communauté).
Lorsqu’il est imposé, l’isolement peut par exemple intervenir en amont, dans un but préventif : motivé par le principe de précaution, il consiste fréquemment en une combinaison de mesures visant à écarter un individu ou un groupe d’individus pour préserver une communauté ou le corps social d’un risque connu, présumé, voire même fantasmé. L’isolement peut également opérer a posteriori, en réaction à une situation de crise ou supposée comme telle.
L’isolement volontaire dénote, quant à lui, fréquemment un rejet d’une société ou de rapports perçus comme dénaturés et aliénants, susceptible d’induire une aspiration à une porosité moindre entre le privé et le public ou encore une volonté d’un retour à un « état de nature », par exemple d’inspiration rousseauiste. Dans le domaine religieux, le désir de purification de soi passe par le rejet dans la pratique ascétique d’un système social perçu comme parasitant le rapport au sacré, le seul lien légitime étant celui qui lie l’individu au sacré, et non les liens sociaux, politiques ou culturels. Toutefois, cet isolement volontaire peut tout autant obéir à une logique de protection, d’« auto-exclusion » d’une ou plusieurs personnes, encourant un danger face au reste du monde.
D’une manière générale, l’isolement individuel doit être considéré de manière diachronique, dans la mesure où il est conditionné par l’évolution des notions d’individu et de sujet. Avec l’avènement de la modernité et la naissance de l’individu entendu comme sujet doté de droits, de convictions et de désirs privés, l’isolement volontaire a ainsi pu être l’enjeu de luttes pour l’obtention d’une autonomie et d’une reconnaissance personnelle qui ne soient plus assujetties à la norme et pouvant s’opposer à celle-ci. Toutefois, comme l’a par exemple mis en avant le sociologue français Alain Ehrenberg, dans les sociétés industrialisées où prévalent le culte de la performance et autres injonctions néolibérales à la « responsabilité personnelle », l’autonomie gagnée de haute lutte tend aujourd’hui à se muer en diktat à l’assertion d’une individualité pouvant être vécue comme un fardeau, source de fragilisation pour des sujets qui doivent désormais se produire eux-mêmes dans un monde de plus en plus morcelé.
Il n’en reste pas moins qu’imposé, subi ou choisi, vécu sur le mode tragique, romantique ou mystique, l’isolement peut être à la source d’un processus créatif aboutissant à des productions intellectuelles ou artistiques d’une grande valeur.
En tant qu’objets de recherche, nous retiendrons les phénomènes sociaux, les pratiques religieuses ainsi que les productions artistiques et intellectuelles qui découlent de ou mènent à l’isolement individuel.
Dans l’articulation des rapports entre individus et milieu social, l’isolement peut engendrer des comportements et phénomènes sociaux spécifiques.
Dans le Japon des années 1920, l’apparition de nouvelles formes de féminité considérées comme vénéneuses, sinon attentatoires aux normes socioculturelles, a ainsi conduit à une affirmation de soi excluante, mais aussi à la stigmatisation et à l’exclusion. Par exemple, la nouvelle femme (atarashii onna) puis la garçonne (modan gâru) japonaises affichèrent publiquement et bravachement un individualisme novateur ainsi qu’une corporéité singulière et libérée sexuellement dans le paysage urbain moderne. En conséquence, elles cristallisèrent les inquiétudes et engendrèrent fréquemment des réactions ambivalentes quant au sens à donner à leur prégnance. Pour nombre de leurs contemporains, notamment, elles étaient susceptibles de mettre à mal les bonnes moeurs et, à terme, de miner les fondements mêmes de la nation dans son ensemble. Il s’avérait, à cet égard, d’autant plus impératif de les pointer du doigt pour mieux les dissocier, les isoler du corps social (Sandra Schaal, Maître de conférences en Etudes japonaises).
Dans le domaine religieux, l’isolement individuel prend fréquemment une forme parfaitement assumée et choisie. Du reste, il peut être préconisé par les voies contemplatives, en islam ou ailleurs. La vie des prophètes en fournit l'archétype, puisque, selon le Coran, Dieu impose à Moïse une retraite de quarante nuits avant de lui parler au Sinaï (Cor. 7 : 142), et Jonas comprend le véritable sens de sa mission dans le ventre de la baleine (Cor. 21 : 87) (Eric Geoffroy, Maître de conférences Hdr en Etudes arabes). On pourra, dans le même ordre d’idées, évoquer le cas du soufisme, (Eric Geoffroy, Maître de conférences Hdr en Etudes arabes), ou celui des ascètes montagnards dans le Shugendô nippon, une tradition millénaire syncrétique ayant amalgamé le bouddhisme ésotérique et le taoïsme aux croyances indigènes de tradition ancienne relatives aux montagnes, et ayant pour but le développement de pouvoirs spirituels par la pratique individuelle de l’ascèse (Alexandre Goy, docteur en Etudes japonaises). Avec le développement du bouddhisme en Chine, encore, le phénomène de la sortie de la famille apparaît. Des laïcs pratiquant le bouddhisme choisissent de sortir de la vie sociale pour se dédier à la religion. Par ce biais, ils rompent avec les règles de piété filiale et de respect des ancêtres imposées par le confucianisme, doctrine orthodoxe de l’Etat impérial. S’isoler, dans ce cas, signifie donner la prééminence au religieux sur le socio-politique (Marie Bizais, Maître de conférences en Etudes chinoises).
Plus près de nous, l’isolement individuel en lien à des aspirations religieuses peut prendre des formes et des expressions variées. Ainsi, dans les années 1980, de nombreux Japonais ne se considérant plus en phase avec l’évolution de la société japonaise sont tentés par une injection de sens sous la forme d’expériences religieuses : des écrivains aussi iconoclastes que Kenzaburô Ôé (Prix Nobel de littérature 1994) se plongent dans la Bible et les œuvres des mystiques chrétiens tels Blake ou Dante. D’autres, en quête de communauté, franchissent le pas et rejoignent l’une des nombreuses nouvelles sectes religieuses qui essaiment à cette période, notamment Aum Shinrikyô, dont l’enseignement syncrétique, mêlant les traditions ésotériques asiatiques et occidentales aux supports médiatiques contemporains (manga, dessins animés, happenings), ressemble à s’y méprendre aux produits culturels créés au même moment pour les jeunes otaku (i.e. amateurs acharnés de pop-culture, éprouvant souvent des difficultés d’intégration dans le corps social). Si la secte Aum sombre dans le terrorisme, d’autres organisent des formes de vie communautaire en marge de la société japonaise sans pour autant la renier, alors que les jeunes otaku imaginent de nouvelles formes de socialisation basées sur les technologies de l’information et la consommation de produits culturels (Antonin Bechler, Maître de conférences en Etudes japonaises). Si ces phénomènes peuvent présenter une dimension collective ou communautaire, ils ressortent en définitive d’une quête de salut ou tout du moins de bien-être individuel avant tout.
Par ailleurs, une situation d’isolement peut tenir lieu de condition de la création artistique et intellectuelle.
La situation particulière de la reddition japonaise à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en traçant les contours des problématiques à venir pour la jeunesse japonaise, en offre un exemple significatif : alors que les années 1950 défont consciencieusement les acquis démocratiques de l’immédiat après-guerre, les jeunes Japonais se retrouvent pris au piège d’une situation géo-politique qu’ils n’ont pas choisie et qui leur paraît immuable, ainsi que d’un modèle socio-économique qui les écrase : les sentiments d’isolement, d’aliénation et d’humiliation alimenteront les luttes de la « décennie politique » qui suivra, et fourniront aux romanciers japonais de la « génération d’après-guerre » tels que Yukio Mishima, Kenzaburô Ôé, Kôbô Abe ou Takeshi Kaikô la matière à des récits emprunts d’une violence sans illusions. Face à l’érosion progressive des grands récits hégémoniques, certains d’entre eux élaborent des stratégies destinées à sublimer l’impasse du présent par la nostalgie (de l’Empire, de la « grande communion » nationale face à la guerre, etc.), se vouant à l’isolement alors que la population japonaise embrasse progressivement le mythe d’une gigantesque classe moyenne se vivant désormais dans un présent éternel où les utopies politiques n’ont plus leur place, ce que confirme la fin tragique des mouvements étudiants, enfermés dans une logique d’auto-négation qui aboutira aux dérives terroristes du début des années 1970. En 1995, les attentats au gaz sarin perpétrés par la secte Aum dans le métro de Tôkyô achèvent de réveiller un pays déjà secoué par l’éclatement de la bulle économique quelques années auparavant. Le surinvestissement symbolique de la fiction par des individus isolés en quête de sens constituera le cœur de l’expérience menée par le réalisateur Hideaki Anno avec la série d’animation Neon Genesis Evangelion, diffusée d’octobre 1995 à mars 1996 (Antonin Bechler, Maître de conférences en Etudes japonaises).
Si ces exemples tirés de l’histoire du Japon articulent des rapports problématiques entre individu, société et Etat, on peut trouver d’autres réponses individuelles dans la poésie et la peinture médiévale arabe, où l’isolement peut devenir le lieu de la création poétique, comme dans la légende de Qays et Laylâ, telle qu’elle est élaborée dans le Livre des Chants d’Isfahânî (Xe siècle). Ecarté par la société des hommes d’une Leila à jamais inaccessible, Qays est frappé de démence, et devient Madjnûn (le Fou). Il se retire, s’isole dans le désert, où, poète solitaire, il exhale ses plaintes dans des poèmes dédiés exclusivement à son amour pour Leila. Bien que cet isolement dans le désert soit irréversible, il n’en demeure pas moins que cette solitude vécue dans un lieu d’un dépouillement absolu, n’est paradoxalement ni vaine ni stérile, car elle va engendrer l’une des plus poignantes élégies (ghazal). Les poètes d’Arabie n’étaient-ils pas tous considérés Madjnûn (possédé par les Djinn) muses de leur génie poétique ? Le thème de la « fuite de Madjnûn au désert », dépouillé et tragique dans la légende originelle arabe, va se transfigurer dans différentes réécritures de ce récit d’amour par de nombreux poètes persans, de Manûchihrî au XIe siècle à Djâmi au XVe siècle. A leur suite, des miniaturistes persans et moghols vont s’emparer du motif de « Madjnûn dans le désert » devenant du XIVe au XVIIe siècle un motif pictural très prisé (Aya Sakkal, Maître de conférences en Etudes arabes).
Un siècle plus tard, la pénétration du rousseauisme en Russie et le développement du sentimentalisme amènent les hommes sensibles à se retirer des affaires publiques, au moment où ils comprennent qu’ils ne souhaitent plus servir un Etat dont la nature politique leur semble viciée. Se transportant, à la faveur du décret de 1762 affranchissant la noblesse du service obligatoire de l’Etat, de l’espace public qu’organisait le service vers celui de la vie domaniale privée, ils y construisent des utopies fortement influencées par leurs lectures littéraires où de petits groupes d’individus peuvent vivre l’idylle d’une vie vertueuse proche de la nature et dans le culte de l’amitié. Ce retrait des « hommes sentimentaux », qui est paradoxalement un isolement par rapport à une structure sociale dont les pratiques politiques semblent viciées, au profit d’une forme d’engagement au service de la nouvelle communauté, imaginaire celle-ci, de la patrie, débouche sur l’essor dans la culture nobiliaire de pratiques intimistes, nomment d’écritures du for privé, allant des correspondances aux journaux intimes. Paradoxalement encore, ce retrait est toutefois également la condition nécessaire à la production d’œuvres à visée collective, comme l’est le travail historique de Nikolaï Karamzine, qui paraît inséparable de l’idylle domaniale vécue par une petite communauté isolée (Rodolphe Baudin, Professeur en Etudes slaves).
Mais la création peut également être le produit de l’isolement individuel forcé, surtout dans les pays à pouvoir politique fort, comme on peut le constater dans l’espace russe à travers les différents types de régimes qu’il a connus. Dès le moment de sa conquête aux XVIe et XVIIe siècles, la Sibérie est organisée politiquement comme un espace propre à l’isolement des opposants, ou tout simplement mécontents ou déviants, notamment religieux. Sous le règne de Catherine II, l’écrivain sentimentaliste Alexandre Radichtchev y est exilé pour presque dix ans, qu’il passe dans une cabane, dans des conditions extrêmement dures mais qui se révéleront propices à son travail d’écriture : elles le conduisent à une pratique diariste et épistolaire comme moyen de tromper l’isolement, de mener une réflexion sur la politique et de vivre par procuration les événements du monde réel.
Ce type d’isolement vise à punir dans l’ordre symbolique, en rappelant la toute-puissance du pouvoir impérial, tant la distance, dans un cas isolé comme celui-ci, ne semble pas remplir de fonction réelle. De fait, lorsque le pouvoir impérial punira, une génération plus tard, un autre écrivain impudent, Tchaadaev, il se contentera de le déclarer malade et de le forcer à garder la chambre (Rodolphe Baudin, Professeur en Etudes slaves).
Cette expérience individuelle de l’isolement forcé sera reproduite une génération plus tard par les décembristes.
On pourra aussi évoquer ici les formes de l’écriture de la dissidence en contexte totalitaire à l’époque moderne, tant dans le monde soviétique qu’en Chine, du Samizdat (l’édition faite par soi-même) au Tamizdat (l’édition réalisée à l’étranger). Nombreux sont les écrivains russes à avoir fui le pouvoir soviétique pour écrire librement en France (Zamiatine, Siniavski) ou aux Etats-Unis (Soljenitsyne, Dovlatov). Les écrivains chinois sont d’autres exemples, qu’il s’agisse de Gao Xingjian en France, de Jiang Lian en Grande-Bretagne ou de Ma Desheng en Suisse.
Sans forcément découler de mesures de répression, une situation d’isolement (linguistique, culturel) peut, enfin, générer des comportements et réactions spécifiques au niveau individuel, dans un contexte politique. Au temps des Qâjâr (1796-1925) la zone d’influence britannique se trouvait dans le sud de l’Iran et le nord était plus important pour les intérêts russes ; toutefois, cela ne veut pas dire que les Britanniques étaient indifférents vis-à-vis des événements qui se déroulaient dans l’Azerbaïdjan en général et à Tabriz en particulier. Charles Stevens (Consul par intérim) et Albert Charles Wratislaw (Consul en poste à Tabriz du 1er août 1903 au 14 septembre 1909), tous deux homologues du consul français de Tabriz Alphonse Nicolas, qui envoyait à Paris ses dépêches sur la situation en Azerbaïdjan, informaient eux aussi à leur tour la Légation britannique à Téhéran. La comparaison entre les dépêches britanniques et celles du consulat français permettra de voir quelle diplomatie était plus isolée et de voir aussi à quel point les diplomates qui envoyaient ces dépêches étaient loin de la vérité lorsqu’ils s’isolaient à l’intérieur des quatre murs de leurs consulats. Ces documents sont aujourd’hui conservés aux Archives Nationales (Kew) à Londres. Une édition annotée en anglais de ces dépêches apportera ainsi davantage de lumière sur la Révolution Constitutionnelle à Tabriz. (Nader Nasiri Moghaddam, Maître de conférences HDR en Etudes persanes).
THÈME II : ISOLEMENT DES GROUPES
- Responsables: Thomas Boutonnet, Emilia Koustova, Nader Nasiri Moghaddam, Irini Tsamadou-Jacoberger.
L’isolement peut s’exercer au niveau collectif, visant des catégories, des communautés et des groupes (sociaux, politiques, ethniques, linguistiques, professionnels…) constitués (préexistants) ou institués par l’action même de mise à l’écart ou par le discours distinctif ou discriminant. L’isolement est alors catégoriel, servant à construire des catégories, notamment dans une démarche de description, de structuration et de hiérarchisation du corps social. Il peut également être séparatif, visant l’exclusion d’un groupe, sa marginalisation, voire sa mise au ban. Classer permettant de dominer, l’isolement collectif comme instrument politique est nécessairement révélateur de rapports de forces et d’enjeux de pouvoir. Mais être isolé ne signifie pas toujours être mis à la marge : une communauté d’individus peut être isolée car privilégiée ; un groupe d’individus peut être exclu ou s’exclure d’une société et/ou d’un territoire pour mieux s’insérer dans un autre, à la recherche de nouvelles opportunités.
La nature (isolement choisi, subi ou forcé), les modalités (différenciation et mise à distance spatiale, linguistique, culturelle, socio-économique, territoriale) et l’échelle de l’isolement (des groupes socio-professionnels aux territoires, voire aux Etats entiers) varient, tout comme sont multiples les conséquences de l’isolement sur les individus (stigmatisation, marginalisation, déclassement) et les réponses que ceux-ci peuvent développer (radicalisation, contestation de l’ordre établi, émergence de nouvelles identifications, creusement des écarts sociaux, constitution des catégories privilégiées, élaboration de contre-propositions politiques et artistiques).
L’isolement collectif institue, de fait, une désynchronisation d’avec le reste du corps social. Ce décalage peut être coercitif et inhibant, mais il peut également être fertile et procéder d’une stratégie politique et économique délibérée. La situation du village atypique de Huaxi, situé en Chine dans la province du Jiangsu, est exemplaire d’un isolement choisi, stratégique et porteur d’avantages. Huaxi est présenté comme un miracle de « l’économie socialiste de marché » car le village génère un chiffre d’affaires de plus de 50 milliards de yuan, et ses deux milles habitants, modestes paysans il y a encore trente ans de cela, seraient maintenant tous millionnaires. Cette richesse, réelle mais essentiellement virtuelle pour les habitants, s’est constituée sur la base de différents processus d’exclusion (absorption des ressources humaines et matérielles des villages avoisinants sans redistribution des richesses ainsi produites) et de marchandisation (le village s’est constitué en société par actions, marquant ainsi son retrait de l’espace public), ainsi que par la mise en place de privilèges exclusifs (les habitants du village originel vivent dans une communauté fermée) qui font de Huaxi un territoire tout à fait singulier qui doit sa réussite actuelle aux différentes stratégies d’isolement qu’il a su mettre en place (Thomas Boutonnet, Maître de conférences en Etudes chinoises).
A Huaxi, l’isolement est l’affirmation d’un choix politique. Mais l’isolement peut également être la simple conséquence d’un tel choix.Citons à titre d’exemple, Mohammad-‘Ali Shâh Qâjâr (1907-1909) qui régna en Iran au début du 20ème siècle. Il est considéré, en général, comme le symbole de l’absolutisme car il fit bombarder, en juin 1908, le Parlement iranien, symbole de la démocratie. Cette démarche a rendu ce roi et son entourage impopulaires et isolés. La Révolution constitutionnelle en Iran (1906-1909) est un sujet sur lequel existent de nombreuses sources et études ; toutefois, cette innombrable documentation est souvent de la main des constitutionnalistes et fournit des informations sur les actions de ce groupe. Nous avons rarement des documentations de la main des anti-constitutionnalistes. Deux collections inédites contenant chacune quelques centaines de télégrammes échangés entre le monarque (Mohammad-‘Ali Shâh) et ses partisans anti-constitutionnalistes, découvertes récemment dans les archives iraniennes nous offrent une mine d’informations qui méritent d’être étudiées et examinées de près (Nader Nasiri Moghaddam, Maître de conférences HDR en Etudes persanes).
Dans le cas de Huaxi et de Mohammad-‘Ali Shâh Qâjâr, il apparaît que certains choix politiques se sont appuyés sur l’isolement d’une communauté d’avec l’espace national ou ont abouti à l’isolement d’un groupe au sein de l’histoire nationale. Dans d’autres cas, l’isolement peut agir sur une communauté plus large, certains positionnements politiques déterminants pouvant aboutir à l’exclusion de nations d’avec la communauté internationale.Les deux recherches suivantes constituent des exemples intéressants d’influences réciproques et de jeu entre différentes formes et échelles de l’isolement, autour de groupes ou courants politiques devant faire face à l’isolement de leurs Etats nationaux. Le premier cas d’étude correspond au parti travailliste israélien, qui, dominant au gouvernement, cherche à sortir l’Etat d’Israël de l’isolement géopolitique dont il fait objet dès sa création. Le parti travailliste utilise alors ses contacts amicaux avec les partis frères au sein de l’Internationale socialiste pour influencer leurs gouvernements respectifs et trouver des soutiens sur la scène internationale. Ainsi, dans les années 50 et 60 les partis membres de l’Internationale socialiste ont systématiquement soutenu la politique israélienne. Ce soutien a commencé à s’effriter dès le début des années 70 et s’est détérioré par la suite, donnant le sentiment en Israël d’une trahison et d’un isolement grandissant. Ce dernier est accompagné d’une critique de plus en plus virulente de la politique israélienne dans le conflit en Europe occidentale, bastion du mouvement socialiste. Le parti travailliste, à la fois au gouvernement et dans l’opposition durant cette période, a tenté de contenir cette détérioration et de renverser la tendance par des initiatives diverses, souvent en vain. Le changement apparait seulement au début des années 90. Analyser l’évolution de cette période d’isolement relatif du parti travailliste israélien au sein du mouvement socialiste pourrait à la fois démontrer les causes de ce « désamour» et ses manifestations ainsi que ses conséquences et les réactions du parti travailliste(Mordechai Schenhav, Maître de conférences en Etudes hébraïques).
Le second cas est celui du Japon qui après une brève ouverture au milieu du XIXe siècle, s’isole à nouveau sur la scène internationale à partir du début des années 1930, avec la propagation d’un militarisme japonais sur le continent asiatique. Entre-temps, un nombre de philosophes japonais importants, dont la plupart sont de l’école de Kyôto, publient une quantité d’ouvrages portant sur l’histoire en général ou une philosophie de l’histoire, en se proposant d’expliquer l’importance particulière qu’occupe le Japon pour l’avenir du monde entier. Cette vision quelque peu démesurée par rapport à la puissance économique du Japon de l’époque, trente fois moins importante que celle des États-Unis, va s’amplifier avec deux tables rondes, organisées respectivement juste avant et après le déclenchement de la Guerre du Pacifique en 1941. À la seconde participent non seulement des philosophes de l’école de Kyoto, mais également d’autres intellectuels : historiens, théologiens, musicologues, physiciens, journalistes et critiques littéraires. Cette table ronde, accueillie par le public avec effervescence, s’intitule « Le dépassement de la modernité ». La vision ethnocentrique qu’elle propose, conséquence de l’isolement relatif dans lequel le Japon choisit alors de se placer, permet de poser la question de la signification de la modernité en dehors de l’Occident (Akinobu Kuroda, Maître de conférences en Etudes japonaises).
Revendiqué ou critiqué, l’isolement d’une nation suscite donc un questionnement à l’intérieur comme à l’extérieur. Il est générateur d’une réflexion fertile sur l’identité collective (nation) au sein d’un territoire commun. Mais le territoire à lui seul peut également constituer un objet d’isolement en soi. C’est le cas de la principauté d’Ormuz au XVIe siècle. Appelée jusqu’au XIIIe siècle « Jarun », l’île d’Ormuz appartenait à l’Iran et politiquement, ce riche royaume dépendait, depuis des siècles, du gouvernement central d’Iran. Mais, avec l’arrivée des Portugais, Ormuz fonctionna pendant plus d’un siècle (1507-1622) comme une dynastie semi-indépendante, constituant un territoire à part, isolé de son entourage géographique et géopolitique immédiat, mais en même temps relié à des mondes éloignés, car subordonné au Portugal, (Nader Nasiri Moghaddam, Maître de conférences HDR en études persanes).
Dans le champ des sciences politiques et sociales, l’isolement peut également être considéré comme un instrument politique, un moyen d’action coercitif destiné à catégoriser un groupe d’individus (institué ou constitué) et à les disjoindre du corps collectif.L’isolement par le déracinement et l’éloignement, outils régulièrement mobilisés par l’action répressive de l’URSS afin d’éradiquer toute résistance, prétendue ou réelle, au projet socio-politique soviétique, est une illustration de cet isolement collectif imposé, fruit de la violence légale. Destinées avant tout à briser les liens de solidarité et à purger la société des éléments jugés hostiles et dangereux, les déportations de masse des habitants des régions occidentales de l’URSS vers des « villages spéciaux », qui touchèrent, entre 1941 et 1952, des centaines de milliers de personnes, ont néanmoins fait naître des logiques d’intégration et de reconstruction des liens au croisement de différentes communautés, ce qui conduit à interroger le décalage entre les projets ou actions visant l’isolement et leurs mises en pratique (Emilia Koustova, Maître de conférences en Etudes slaves). Car au-delà de l’action politique de l’exclusion ou de la stigmatisation, des formes de dépassement et d’accommodation existent, et les catégories sociales, toujours poreuses, peuvent se reconstruire et se reconfigurer. L’isolement imposé à une communauté n’est pas nécessairement un horizon indépassable, et peut aussi accompagner l’émergence des communautés minoritaires. C’est la situation d’isolement des Méling(u)es, Slaves venus en Grèce dans lors des invasions des VIe-IXe siècles et qui ne se sont ni intégrés ni assimilés. L’isolement concerne ici un groupe d’individus, exclu et marginalisé, et met en lumière les relations que cette minorité entretient avec le pouvoir en place, les Byzantins d’abord, puis les Francs. Plusieurs mécanismes d’isolement distincts sont en œuvre (isolement spatial, total ou partiel, isolement économique et politique) mais tous participent de la mise à l’écart d’une minorité constituée et instituée (Martine Breuillot, Maître de conférences HDR émérite en Etudes néo-helléniques).
La mise à l’écart d’un groupe minoritaire peut également prendre appui sur des pratiques culturelles considérées comme inconciliables avec celles du groupe majoritaire et dominant. La minorité des Chrétiens grec-orthodoxes turcophones, les Karamanli, communauté repliée sur elle-même et dont l'activité littéraire n'a jamais pu être intégrée dans la littérature turque ottomane est un cas typique d’isolement d’une communauté et de sa marginalisation de fait, ici par son exclusion du canon littéraire (Johann Strauss, Maître de conférences en Etudes turques). L’étude du théâtre kabuki pendant l’ère Genroku, (1688-1704) au Japon permet également d’aborder le phénomène de l’isolement (spatial) d’une communauté dans une double perspective. Alors que l’isolationnisme choisi par les shôgun Tokugawa lui fournit un contexte historique, cette étude prend pour objet ces espaces de marginalisation sociale et spatiale que furent les lieux dits de « perdition » (悪所) où les arts de divertissements étaient pratiqués par des acteurs et des actrices considérés comme des hinin (非人), c’est-à-dire « non humain », car hors de la hiérarchie de la société confucéenne des Tokugawa (Sakae Murakami-Giroux, Professeur émérite en Etudes japonaises).
L’isolement d’un groupe ethnique ou d’un peuple peut, enfin, se construire par et dans la langue, un des domaines privilégiés de l’expression de l’isolement. Servant à construire et à isoler des catégories, son usage est en même temps un vecteur important des distinctions qui peuvent conduire à des exclusions. C’est en ce sens que la stigmatisation ou l’idéalisation d’un groupe à travers les stéréotypes dits « ethniques » constitue également un processus d’isolement. D’un point de vue linguistique ces stéréotypes peuvent être de nature diverse. D’un côté, il peut s’agir des « stéréotypes de langue », constructions figées qui comportent des noms « ethniques » à effet intensif négatif comme par exemple les noms « albanais », « juif », « turc », « tzigane », « arabe/noir » employés en grec. D’un autre côté, l’isolement d’un groupe peut être opéré par le biais des « stéréotypes de pensée », une sorte de constructions « libres », manifestations par excellence des représentations collectives. L’analyse linguistique des stéréotypes « ethniques » portera notamment sur la construction et la déconstruction de l’isolement dans et par le discours (Irini Tsamadou-Jacoberger, Professeur en Etudes néo-helléniques).
Mais la langue ne se résume pas à son rôle social. Expression ou vecteur de l’isolement, elle peut également en être l’objet. Sur le plan linguistique, l’isolement peut générer des évolutions ou particularismes variés, comme dans le cas des langues sudarabiques modernes (principalement mehri, jibbali, soqotri), appartenant à la famille des langues sémitiques, qui sont le dernier vestige des langues non arabes d’Arabie. Parlées dans le sud de la péninsule, dans des régions enclavées entre l’océan indien et le désert presque impénétrable du Rubˁ al-Khali (pour le mehri et le jibbali), voire en situation insulaire pour le soqotri (sur l’île de Soqotra au large de la Somalie), elles sont les seules à avoir résisté à la progression de l’arabe qui partout ailleurs en Arabie a remplacé les diverses langues parlées plus anciennement. Bien qu’elles n’aient connu aucune tradition écrite, elles représentent donc un maillon essentiel pour comprendre l’histoire linguistique et culturelle de la région. C’est ainsi un relatif isolement géographique qui a permis la préservation de ces langues jusqu’à nos jours, bien que les contacts avec l’arabe se soient faits plus importants au cours des derniers siècles. À l’intérieur même du groupe sudarabique, le soqotri s’est détaché à une époque inconnue (peut-être il y a 2000 ans) et est resté depuis relativement isolé, en situation d’insularité. Plusieurs problématiques liées à la dialectique isolement/contact se dégagent ainsi. (Julien Dufour, Maître de conférences en Etudes arabes).
THÈME III : ISOLEMENT DES GENRES ET DES FORMES
- Responsables: Marie Bizais, Julien Dufour, Boris Oguibénine.
L’isolement peut être conçu non pas tant comme celui de personnes ou d’acteurs, que comme celui d’éléments, de formes ou de catégories à l’intérieur du champ structuré d’une activité intellectuelle humaine. Il peut être identifié à travers un processus de dénombrement, une approche statistique ou un effort de catégorisation d’un champ. Un élément est ainsi isolé dans une approche épistémologique en vue d’une organisation d’un champ en groupes d’éléments réunis autour de caractéristiques singulières (que la logique soit d’identité ou de généalogie). Cependant, dans ce cas, l’isolement constitue une simple étape au cours d’un processus de classification. En conséquence, si nous n’excluons pas de nous intéresser à la construction d’un champ scientifique, il nous paraît plus pertinent de nous concentrer sur des éléments ou phénomènes isolés au sens d’exceptionnels, d’uniques, de difficilement classables voire d’inclassables au sein d’un champ subdivisé en catégories. À cet égard, deux principaux types d’objets sont représentés au sein de notre équipe de recherche : la littérature, comme champ d’intertextualité fondé sur des lignes de références adoptées ou contestées ; et la langue en tant que système évolutif de signes. Bien que des lignes de contiguïté se dessinent dans la réflexion de ces deux disciplines au sujet d’éléments ou de catégories isolés, il convient de souligner l’écart des approches scientifiques.
Dans le domaine de la littérature, l’isolement peut opérer à plusieurs niveaux, qui par ailleurs s’emboîtent. Il peut s’agir de l’isolement d’une œuvre qui apparaît comme sui generis, seule de son genre, parmi les genres littéraires que connaît une littérature donnée. Il peut également s’agir d’un élément, mot ou image, qui se situe dans une certaine mesure à l’écart d’un système commun d’expression.
Les genres littéraires offrent des exemples de catégories réduites à des œuvres isolées et permettent de s’interroger sur les raisons d’existence de certains classements.
L’organisation de l’espace littéraire en genres s’appuie sur des principes d’appariement et de distinction complexes au regard du manque d’homogénéité des catégories à travers les temps sinon les écrivains. Les sciences cognitives s’appuyant notamment sur les réflexions de Wittgenstein à propos du découpage du réel permettent de concevoir les catégories comme des ensembles d’éléments autour de prototypes qui fournissent des modèles d’agrégats de traits. Ce fondement épistémologique permet d’expliquer qu’un genre soit protéiforme et que l’on puisse y percevoir des sous-catégories de textes – articulées autour de prototypes – par ailleurs gommées par l’étiquette maîtresse du genre.
Toutefois, cette cartographie des genres, tout particulièrement utile pour rendre intelligibles les genres ‘massifs’ c’est-à-dire rassemblant un nombre relativement important d’œuvres, est-elle encore pertinente s’agissant de genres littéraires qui ne rassemblent qu’une œuvre, ou un nombre très restreint d’œuvres ? Ces genres isolés autour d’œuvres isolées doivent-ils être compris historiquement comme des prototypes n’ayant pas donné lieu à une production suffisamment importante – soit en nombre par absence de diffusion du modèle proposé, soit au plan symbolique par absence de transmission des œuvres qui auraient pu relever de ce genre ? Dans l’espace culturel européen, ce pourrait être par exemple le cas de la chantefable. En Chine, plusieurs de ces genres sont présentés et définis par Liu Xie (ca. 465-521) dans le grand et unique traité systématique de poétique intitulé Esprit de Littérature (Dragons ciselés) – qui peut d’ailleurs lui-même être considéré comme un représentant de ces genres isolés. C’est le cas notamment du septain (qi), présenté dans le chapitre « Zawen » de Liu Xie, et dont les différences avec le genre majeur du dit (fu) sont ténues. À quoi bon créer des catégories distinctes pour des œuvres uniques ? Et dans quelle mesure ces catégories ont-elles produit leur propre enrichissement ? Plus généralement, comment intégrer ces phénomènes dans l’interprétation des genres influencée par les sciences cognitives ? Comment penser un genre se réduisant à un prototype ? (Marie Bizais, Maître de conférences en Etudes chinoises).
Un autre cas particulier de cet isolement générique est celui, assez fréquent dans l’histoire, où une littérature emprunte ou imite pour la première fois un genre existant dans une autre littérature. On doit ainsi à Vartan Pacha (1815-1879), fonctionnaire et écrivain arménien ottoman plus ou moins ignoré jusqu'à une date récente, plusieurs œuvres pionnières, dont la première traduction d'un roman français en turc (Le Diable boiteux de Lesage, traduction qui n'a pas été étudiée jusqu'à présent), mais aussi le premier roman écrit directement en langue turque, Histoire d’Akabi, et une monumentale Histoire de Napoléon Bonaparte, unique dans son genre dans le cadre des lettres ottomanes. (Johann Strauss, Maître de conférences en Etudes turques).
L’isolement générique constitue un phénomène pertinent pour des réflexions tant structurelles sur l’organisation du champ littéraire qu’historiques sur l’essor et les transferts de modèles génériques.
Plus proche du texte, la discipline littéraire s’intéresse depuis bien longtemps aux lieux communs, dont le contre-pied serait la recherche d’originalité en forgeant une expression nouvelle là où un topos serait attendu.
Après avoir été longtemps décrié en tant que vecteur de préjugés, d’idées toutes faites, de ready-made de la pensée, les lieux communs ou topoï ont radicalement changé de statut pour devenus des éléments fondamentaux dans les phénomènes d’intertextualité et par conséquent essentiels dans la définition du champ littéraire. Dans le cadre chinois, les écrivains de la période impériale font un usage régulier sinon contraignant du topos, qui est omniprésent au point que certains spécialistes proposent de lire la poésie comme un jeu de combinaison d’éléments préexistants. Il va sans dire que cette tradition est source de complications pour le traducteur qui se réjouit lorsqu’un auteur rompt avec le lieu commun et forge une expression ou une association nouvelle. Pour autant, il ne doit pas perdre de vue qu’il a alors affaire à un élément saillant, à un acte visible de prise de distance par rapport à ce qui est normalement attendu. Il en va ainsi de l’écriture poétique chinoise médiévale, où ces innovations sont d’autant plus remarquables que la récurrence des motifs en est une caractéristique majeure. Que signifie pour l’écrivain le choix de produire une nouvelle expression alors que d’autres outils sont à sa disposition ? Par exemple, lorsqu’un poète cherche à se dépeindre comme un individu toujours déraciné, solitaire, autre, il recourt bien souvent depuis le haut Moyen Âge à l'image du diaspore (peng), cette plante aux racines très superficielles, qui se déplace au gré du vent. Du Fu (712-770), dans la lignée de ses prédécesseurs, la reprend dans nombre de ses poèmes. Pourtant, quand il choisit de se dépeindre sous les traits de « la mouette des sables » (yi sha ou), au lieu de s'inscrire dans la tradition, il crée une énigme à décoder. Est-ce à dire que la singularité de l'expérience nécessite la création d'un énoncé qui met en déroute les opérations ordinaires du lecteur ? Ou que l'expérience ne peut être singulière aux yeux du lecteur que dans la mesure où la parole qui sert à la dire lui est étrangère ? Comment s’articulent convention, originalité et marginalité ? (Marie Bizais, Maître de conférences en Etudes chinoises).
Contrairement au lieu commun, et malgré – ou peut-être à cause de – l’importance de l’originalité comme de la singularité dans l’écriture aujourd’hui, l’isolat littéraire n’a pas encore donné lieu à des réflexions théoriques, réflexions que notre groupe commencera à élaborer.
Quant à la discipline linguistique, elle s’est souciée d’identifier des familles de langues, mais aussi de dégager la régularité de chaque système linguistique. L’isolement sera ici traité sous deux aspects. D’une part, dans le cadre d’une démarche visant à classer en « familles » les systèmes linguistiques pris dans leur globalité, il s’agira de prendre en compte l’isolement d’une langue (ou d’un groupe de langues) à l’intérieur d’une classification. D’autre part, d’un point de vue interne à un système donné, il s’agira de se concentrer sur l’isolement de formes que l’on peut considérer comme à part du reste de la langue.
L’isolement linguistique peut être conçu, parallèlement à l’isolement générique dans l’espace littéraire, d’un point de vue classificatoire.
La linguistique historique connaît des questionnements portant sur le statut de ce qu’on appelle un groupe dans une classification phylogénétique. Ainsi, s’agissant des langues de la famille sémitique, la question se pose de savoir si le modèle du phylum (Stammbaum) est plus pertinent pour rendre compte des rapports qu’elles entretiennent entre elles que le modèle selon lequel au cours de l’histoire diverses innovations se seraient diffusées par vagues de façon aréale à l’intérieur d’un continuum géographique de variétés linguistiques. Si l’existence de la diffusion aréale ne fait pas de doute, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de faits semblent requérir un modèle de type Stammbaum, avec un relatif isolement des différentes branches issues d’une même langue-mère. Il n’y a pas pour autant de consensus à l’heure actuelle sur l’arbre phylogénétique qu’il faut poser pour les langues ouest-sémitiques (dont l’hébreu, l’araméen, l’arabe, l’éthiopien, et le sudarabique dit moderne), et les principales classifications reposent sur des faits peu nombreux et souvent contestables. La question se pose en particulier de savoir s’il existe un clade sud-sémitique comprenant l’éthiopien et le sudarabique moderne qui s’opposerait au sémitique central (hébreu, araméen, arabe), ou bien si l’éthiopien et le sudarabique moderne sont chacun un rameau isolé à l’intérieur du sémitique de l’ouest. La réponse à cette question a des implications importantes pour la préhistoire de la région. Or les langues sudarabiques modernes, sans tradition écrite, sont encore insuffisamment étudiées. On manque en particulier d’une bonne analyse phonologique de la plupart d’entre elles, ce qui représente un obstacle de taille pour le comparatisme. C’est en menant de front phonologie, dialectologie et comparatisme du jibbali, mehri et soqotri qu’on peut espérer faire progresser notre compréhension de la famille sémitique. (Julien Dufour, Maître de conférences en Etudes arabes).
Une perspective toute différente est celle qui cherche non pas à comparer entre eux différents systèmes linguistiques pour évaluer leur apparentement et leur éventuelle origine commune, mais à décrire de façon interne le fonctionnement de chacun de ces systèmes. On y rencontre là aussi des éléments isolés, dont l’interprétation n’est pas toujours facile.
Ainsi on trouve en mehri (sudarabique moderne) un verbe śéwer, unique en son genre d’un point de vue morphologique, qui semble un isolat. Le jibbali possède toutefois une dizaine de verbes de schéma vocalique eCéCeC qui répondent pour la forme au śéwer du mehri. En soqotri, le schème CéCeC fait partie de façon productive de la morphologie de la langue et donne lieu à de nombreuses formations. Il est donc probable que les isolats du mehri et du jibbali sont les reliquats d’une catégorie jadis plus vaste. Dans d’autres cas, en revanche, il en va autrement. On a ainsi quelque raison de penser qu’en mehri le schème morphologique CayCeC et le schème CeCîC (produisant tous deux des noms ou adjectifs verbaux) remontent tous les deux à un étymon sémitique *CaCîC bien connu ailleurs ; CayCeC serait simplement l’évolution phonétique normale de *CaCîC en mehri, tandis que CeCîC serait un emprunt au schème arabe CaCîC, lui aussi issu de proto-sémitique *CaCîC. La séparation de deux langues sœurs puis leur contact auraient ainsi causé au sein même de l’une d’entre elles la présence de deux éléments morphologiques aujourd’hui sans rapports l’un avec l’autre mais historiquement cognats. (Julien Dufour, Maître de conférences en Etudes arabes).
De tels processus sont mis en œuvre lors de l’élaboration d’un standard linguistique commun entre différents dialectes d’une même langue. Ainsi le sanskrit des Bouddhistes de l'Inde ancienne et médiévale s'est constitué à base de sanskrit brahmanique et de dialectes moyen-indiens. La phonétique, la morphologie, la syntaxe et le lexique des textes sont ainsi marqués d'éléments dialectaux fort divers, mais qui s'y emploient simultanément, sans doute afin de répondre aux compétences linguistiques de locuteurs des différents dialectes et de réaliser un effort continu de compréhension inter-dialectale. Le résultat en est l'usage non d'une norme linguistique homogène que toute langue est censée mettre en place et exploiter pour assurer la communication, mais d'un ensemble de diverses habitudes linguistiques qui nécessairement s'ajustent les unes aux autres pour aboutir à une nouvelle norme hybride ou hétérogène. Des éléments extraits de dialectes ayant connu des évolutions divergentes dans un relatif isolement sont ainsi ultérieurement mis en présence à l’intérieur d’un même système linguistique, où ils se trouvent du même coup coupés du système linguistique dans lequel ils ont vu le jour. (Boris Oguibenine, Professeur émérite, institut d’études sud-asiatiques).
En dehors des standards, les systèmes sont marqués par des phénomènes isolés qui, comme on le voit, nécessitent des études de fond complémentaires.